Article du Monde, octobre 2006
Pas de discours homogène dans les films hollywoodiens qui sont traversés par le 11-Septembre. Certains se rangent du côté de la politique d’exception, d’autres se montrent plus critiques. La force de Hollywood est de savoir intégrer des thèses en apparence contradictoires, de façon à fédérer l’ensemble du public tout en participant à l’effort de guerre.
Par Mehdi Derfoufi, Civan Gürel et Jean-Marc Genuite.
Il existe une continuité idéologique dans le cinéma américain que le 11-Septembre n’a pas rompue. L’impact des attentats est plutôt lisible dans la façon dont certaines représentations agissent désormais de façon décomplexée. Après avoir proclamé la « fin de l’histoire » dans les années 1990 – Matrix –, Hollywood énonce la « fin du rêve » et la nécessité pour les Etats-Unis d’entrer de nouveau dans l’histoire, et d’en redevenir le moteur.
Habituellement, pour les enjeux de sécurité nationale, Hollywood privilégie une approche consensuelle. Mais désormais, malgré son « antibushisme », il doit tenir compte des représentations médiatiques des attentats et de leurs répercussions, tout en s’inscrivant dans un imaginaire puissamment nourri dès avant 2001 par les théories du « choc des civilisations » (Samuel Huntington), de la « mission prophétique de l’Amérique », de la « fin de l’histoire » (Francis Fukuyama) et de l’appartenance à un espace communautaire. Dans X-Men (Bryan Singer, 2000), une réunion de « plus de deux cents chefs d’Etat » sur Ellis Island, sous les auspices de « l’ONU et de la statue de la Liberté », doit traiter de la question des mutants, métaphore de l’immigration. Les « mauvais mutants » y figurent l’échec du projet d’une société multiraciale.
Avec l’effondrement des tours jumelles, les Etats-Unis prennent conscience de leur vulnérabilité. De plus, la défaillance des institutions fédérales dans leur mandat de protection des individus conduit à délégitimer le multilatéralisme (incapable de garantir la sécurité de l’Amérique), le cosmopolitisme et le « politiquement correct », qui entravaient encore le mâle désir de puissance américain sur les plans intérieur et extérieur. Comment cela se traduit-il au cinéma (1) ?
La première réaction de Hollywood a consisté à ne pas montrer, « par pudeur », d’images liées aux attentats. C’est le fameux plan supprimé de Spider-Man (Sam Raimi, 2001) avec l’homme-araignée filant sur sa toile entre les tours jumelles. Mais la nécessité d’exorciser le traumatisme a fini par l’emporter. Ainsi, dans Superman Returns (Singer, 2006), le premier acte de Superman est-il d’empêcher l’écrasement au sol d’un Boeing de l’US Air Force transportant des civils. Il le pose dans un stade de base-ball, applaudi par la foule, avant de lancer aux passagers : « J’espère que vous continuerez de prendre l’avion, cela reste le moyen de transport le plus sûr. »
Caractéristique d’un souci de distanciation, ce geste dédramatise par l’humour l’impact émotionnel des attentats. Cependant, il existe aussi une veine « sérieuse ». Dans Batman Begins (Christopher Nolan, 2005), une rame de métro est lancée vers la tour Wayne par Ra’s Al-Ghul (2), qui projette de plonger Gotham City dans la folie destructrice grâce à un hallucinogène – allusion à peine voilée à la paranoïa liée à l’anthrax. A la fin du film, Bruce Wayne arpente les ruines de son manoir, et annonce son intention de tout reconstruire « à l’identique » et « brique par brique », transmuant ce Ground Zero symbolique en promesse de renaissance « virginale ».
Mais surmonter le choc de la faillite des institutions est une autre affaire... Ces dernières brillent par leur absence, ce qui déplace la « mission de protection » sur un individu providentiel – revivifiant la tradition américaine de l’autodéfense –, et par leur impuissance : c’est l’ouverture de X-Men 2 (les « mauvais mutants » tentent d’assassiner le président au cœur de la Maison Blanche), ou l’armée en déroute de La Guerre des mondes (Steven Spielberg, 2005).
Premier film dont le sujet est un épisode du 11-Septembre, Vol 93 (Paul Greengrass, 2006) relate le sacrifice des passagers d’un des vols détournés, acte fondateur de la « nouvelle Amérique ». En faisant du seul européen du vol (un Allemand) un lâche, le film magnifie une citoyenneté sacrificielle qui fonde l’« utopie » de la communauté reconstituée face au danger. Dans la foulée, World Trade Center (Oliver Stone, 2006) joue la partition de la communion mélodramatique, et, populiste, valorise le « courage des petites gens ». Vol 93 appartient à la veine « révisionniste » de Hollywood, qui reconstitue de façon quasi documentaire des moments historiques dont on ne sait presque rien. Par cette réécriture de l’histoire, l’Amérique affirme qu’elle sait ne pouvoir désormais compter que sur elle-même, et que la politique d’ouverture à un monde multipolaire (dont le symbole est l’Organisation des Nations unies) et la société de melting-pot ont échoué.
Certains films proposent l’image d’une autre citoyenneté sacrificielle, où l’individu s’efface devant une cause supérieure, affirmant le règne du pragmatisme sur toute forme d’idéalisme. Dans Syriana (Stephen Gaghan, 2005), sous couvert d’une critique du cynisme de la raison d’Etat, on présente celle-ci comme inéluctable. Dans Munich (Spielberg, 2006), l’agent secret israélien chargé de chasser et d’exterminer les membres du groupe Septembre noir se voit sacrifié sur l’autel d’intérêts supérieurs. Dans ce type de film où une tonalité mélancolique joue le rôle d’un alibi moral à la résignation politique, on voit certes s’esquisser une critique du système, mais celle-ci est largement inopérante dans la mesure où il n’y a pas d’alternative à l’idéologie dominante.
En mettant en scène un prince arabe réformateur occidentalisé, qui menace les intérêts américains, et un agent de la Central Intelligence Agency (CIA), qui, chargé de l’éliminer, finit par tenter de l’alerter, Syriana veut montrer que le projet islamiste se définit en réaction au cynisme américain. Mais le libéralisme économique et politique reste le seul horizon historique.
Syriana comme Jarhead (Sam Mendes, 2005, qui montre une masculinité en crise sur le champ de bataille d’une guerre qui « n’a pas eu lieu (3) ») fournissent au spectateur de la classe moyenne cultivée, sensible à l’injustice, un cadre de déculpabilisation rêvé.
Il naît de cette résignation un sentiment du tragique qui présiderait à la destinée des Etats-Unis. A la fin de La Guerre des mondes et de Munich, le héros affronte sa solitude avec une conscience vive des responsabilités qui lui incombent. En mêlant dans La Guerre des mondes l’imaginaire de Hiroshima et celui de l’Holocauste, Spielberg élève le 11-Septembre au rang de catastrophe universelle pour l’inconscient collectif occidental. Ce que l’on veut nous dire, c’est que la mise en œuvre du projet américain ne se fait pas de gaieté de cœur : elle est imposée par la nécessité.
Ainsi apparaît une représentation de l’Autre qui ne le réduit pas à une altérité radicale, et va jusqu’à prendre en compte son discours. Dans Munich, l’agent israélien et le combattant palestinien débattent de leurs motivations respectives. Dans Kingdom of Heaven (Ridley Scott, 2005), le dialogue s’instaure entre Saladin et Balian (défenseur de Jérusalem). La métaphore « bushienne » de la croisade est ici renversée par une critique de l’intégrisme chrétien et débouche sur un fantasme de réconciliation œcuménique. Balian est par ailleurs emblématique des figures de jeunes héros au parcours initiatique évoquant la jeunesse des soldats envoyés en Irak (tel Frodon dans Le Seigneur des anneaux [Peter Jackson, 2001-2003]).
On peut aussi remarquer que l’apparence inoffensive des extraterrestres dans La Guerre des mondes contraste avec la monstruosité de leurs actes. Cela permet de désamorcer toute accusation de manichéisme et pose la question de leurs motivations. De même l’entreprise de conquête d’Alexandre le Grand dans le film éponyme de Stone (2004) est-elle justifiée par le fondement moral et humaniste de sa mission prophétique : pacifier et unifier le monde barbare (4).
L’état d’exception post-11-Septembre se nourrit du sentiment d’une double menace, intérieure et extérieure. Good night, and good luck (George Clooney, 2005) y répond en s’emparant d’un épisode du maccarthysme pour mieux critiquer la politique de la Maison Blanche. Mais Retour à Cold Mountain (Anthony Minghella, 2003) va plus loin. La guerre de Sécession est montrée comme une infâme boucherie, tandis qu’à l’arrière prolifèrent profiteurs de guerre et apprentis dictateurs. C’est la transposition historique qui rend ici la critique possible. Mais Hollywood ne peut se passer de contribuer à restaurer un régime de croyance propice à l’unité nationale. C’est pourquoi, lorsque dans La Guerre des mondes les extraterrestres tombent, victimes d’un virus inconnu, il faut y voir une façon d’établir une analogie entre la volonté divine, l’ordre naturel et le volontarisme politique américain, qui a pour objectif l’instauration d’un « empire universel » (une nouvelle Rome en quelque sorte).
Une autre évolution majeure réside dans le rapport aux techniques de surveillance. L’heure semble lointaine de la dénonciation unanime de Big Brother. Depuis le 11-Septembre, ces techniques ne s’appliquent plus au seul territoire, mais à tous les individus. L’enjeu est d’amener chacun à intégrer les normes de la société de contrôle. V pour Vendetta (James McTeigue, 2005) imagine une société où le citoyen s’efforcera de correspondre aux principes de domestication mis en œuvre par un gouvernement totalitaire. Si ce film conserve une charge « contestataire » confuse et timide, mais réelle, en justifiant certains actes terroristes et en faisant du personnage de V le catalyseur d’un semblant de révolte populaire, Spider-Man et Superman sont les corps à travers lesquels s’exerce le contrôle.
Légitimant le Patriot Act, Superman surveille Lois Lane en l’observant à travers les murs de sa maison ; survolant la planète, il entend tous les sons et isole un appel au secours. Où le trouver en cas de besoin ? « Je suis toujours dans le coin » (Superman Returns). Et Spider-Man fait l’apologie de la société de contrôle : lorsque Peter Parker renonce à son costume, « la criminalité augmente de 70 % » ! Quant au professeur Xavier, chef des X-Men, il peut, grâce à une machine, se projeter dans l’ensemble des esprits humains.
En ne laissant aucune place au doute, ferment d’une dissidence perçue comme criminelle à l’égard de la communauté, les films de superhéros se font les auxiliaires de la politique actuelle : alors que Spider-Man vient d’arrêter une rame de métro lancée à vive allure (Spider-Man 2), il perd connaissance. Les passagers effleurent le corps du superhéros, et s’opposent à son ennemi. La communauté se réconcilie autour d’un héros providentiel dont elle reconnaît le pouvoir protecteur (quasi thaumaturgique), auquel le spectateur est invité à croire.
Ainsi, et sous réserve des nuances évoquées, le cinéma hollywoodien participe-t-il d’une logique d’« effort de guerre » contre l’ennemi. « Pourquoi nous combattons » était le titre générique de la série de films commandée à Frank Capra pendant la seconde guerre mondiale. L’objectif en était de légitimer auprès de l’opinion publique américaine l’entrée en guerre des Etats-Unis...
(1) La fiction télévisuelle, plus souple à mettre en œuvre, a immédiatement réagi (« Vingt-Quatre heures chrono », « Jag », ou « New York 911 »).
(2) Ra’s Al-Ghul est l’allégorie du mythique Hassan Ibn Al-Sabbah, le « vieux de la montagne », fondateur de la secte des Hashishin (Assassins), en fait une dissidence chiite, à la fin du XIe siècle. Il dirigea ses activités à partir de la forteresse d’Alamut, dans l’Iran actuel. Le personnage d’Al-Ghul a été créé au début des années 1970 pour la bande dessinée.
(3) Jean Baudrillard, La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Galilée, Paris, 1991.
(4) Alexandre épouse une barbare, et non une Macédonienne, et se passionne pour les cultures qu’il soumet, ce qui lui permet de se parer d’une aura de tolérance.